Mon dernier jour

Ce texte a été écrit pour le RaysDay. Je vous l’offre 🙂

RaysDay

Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours vécu au même endroit. Je ne saurais pas dire de quand datent ces toutes premières réminiscences, mais elles sont très lointaines. Elles remontent aux prémices de mon existence.

J’étais tellement petite, alors…

Je bougeais à peine, comme si j’essayais de me faire remarquer le moins possible. Comme si je devinais que ma présence était susceptible de déranger, de blesser, d’incommoder ou de mettre en colère.

Je me faisais encore plus petite que je n’étais réellement. Pour qu’on ne me voie pas. Pour qu’on oublie ma présence. Mais cela n’a pu durer qu’un temps.

Aussi discret qu’on soit, on finit toujours par se faire remarquer.

 

Je sais qu’il y a eu de grandes discussions autour de mon existence. Bien sûr, je n’y ai pas participé. Sans doute ne les ai-je même pas entendues. Mais elles m’ont été suffisamment rapportées pour que je les devine. Que je puisse leur donner vie.

« Un autre enfant ? Mais c’est pas possible, ça va faire six !

— C’est pourtant le cas.

— Vous les faites pour toucher des allocations familiales ou quoi ?

— Tu sais bien que non. Nous n’avons pas choisi d’en avoir autant, mais c’est comme ça. C’est ce qui nous arrive. Nous ne pouvons qu’accepter.

— Quand même… Un sixième enfant, si longtemps après les autres… »

Mon frère aîné allait sur ses dix-neuf ans. Ma sœur la plus proche soufflerait bientôt sa quatrième bougie. Elle aussi avait tout de l’accident de parcours. Qui, dans ces conditions, pouvait se réjouir de mon arrivée ?

Malgré tout, je me suis toujours sentie aimée.

 

Depuis le temps, je me suis habituée. À mon espace. À ceux qui me tiennent compagnie. À cette vie que je n’ai pas demandée.

Je suis bien dans mon petit nid douillet.

D’abord, je l’ai presque trouvé trop grand pour moi. Et puis, au fil du temps, j’ai gagné en assurance, j’ai pris confiance en moi. Maintenant je me sens bien. Comme un poisson dans l’eau ! Je suis dans mon élément, heureuse.

Le soutien omniprésent de ma mère y est pour beaucoup. Elle est toujours là pour moi. Elle sait, elle sent quand j’ai besoin d’elle. Et elle me donne tout ce qu’il me faut pour que je m’épanouisse. Ma reconnaissance envers elle est infinie. Je l’aime aveuglément…

Bien sûr, elle n’est pas seule à me soutenir, à me parler, à m’apporter l’amour nécessaire à mon bien-être. Mais c’est elle que je perçois la plus présente. C’est à elle que je me sens unie, plus qu’à aucune autre personne.

Elle fait partie de moi, tout comme je fais partie d’elle. Nous sommes deux et nous somme une. Ce qui nous relie est plus fort que tout.

Quand je pense à elle, mes lèvres s’étirent en sourire, comme animées d’une vie propre. Je crois que c’est ainsi que le bonheur s’affiche au monde.

Un monde dont je sais bien que tôt ou tard je vais devoir le quitter…

 

Ma mère est là. Comme toujours. Je la sens par delà mes paupières closes, dans le noir où je suis plongée. Comme toujours depuis que j’existe, elle veille sur moi, jalousement. Pourtant, quelque chose de nouveau est apparu.

Quelque chose comme le sens de l’inéluctable.

Depuis quelques heures, je la sens différente. Tendue, vaguement inquiète. Comme lorsqu’on se prépare à un événement douloureux. Elle sait quelque chose que je ne sais pas, mais quoi ?

Suis-je en danger ? Je ne saurais dire pourquoi, mais je sens, je sais, que c’est pour moi qu’elle s’inquiète.

Elle a peur. Mais de quoi ?

J’ai bien un peu de mal à me mouvoir depuis quelques semaines, mais je me sens toujours aussi bien. J’étire mes membres quand j’en ressens le besoin, j’écoute les refrains que ma mère chantonne doucement le soir avant de s’endormir. Je continue à grandir.

Si je n’allais pas bien, elle me l’aurait dit, non ?

 

Petit à petit, pourtant, moi aussi je commence à ressentir de l’inquiétude. Autour de moi, quelque chose est en train de changer. Comme si les murs se rapprochaient. Comme si mon monde se mettait à tourner de façon anormale.

Je ressens des tensions, des soupirs. Ma mère fait les cent pas, comme lorsque mon père tarde à rentrer à la maison et qu’elle se demande où il est.

Elle est de plus en plus inquiète. Cela commence à me faire peur.

Mon cœur s’emballe et commence à battre de façon désordonnée. Je me sens oppressée. Sensation fugitive, qui disparait bientôt. J’apprécie ce retour à la normale, mais quelque chose me dit que cela ne va pas durer. Que je ne suis qu’au début de mes surprises.

D’ailleurs, ma mère, qui s’était assise, se remet à arpenter la pièce en silence. Jusqu’à ce que, tout à coup, elle se plie en deux.

 

Affolée, j’essaie de l’appeler, d’attirer son attention.

« Maman ! Reste avec moi ! »

Mais on me bouscule. On me pousse. On m’enserre. On m’écrase.

Derrière mes yeux fermés, impossible de voir ce qui se trame. Ce qui se joue autour de moi. Impossible de comprendre. La peur s’engouffre dans mon cerveau.

Que se passe-t-il ?

Ma respiration, lente et régulière jusque là, s’affole. Celle de ma mère aussi. L’inquiétude m’envahit pour de bon.

Qu’est-ce qui nous arrive ?

Nous étions tellement bien toutes les deux jusqu’à présent… Elle m’aidait à grandir. À devenir… je ne sais trop qui exactement. Quelqu’un. Une autre.

Elle me nourrissait, me caressait, me parlait. Sans jamais rien demander en retour. Avec la plus grande générosité. C’était le bonheur absolu.

Mais quelque chose semble vouloir venir ternir ce bonheur. Le faire disparaître ?

« Maman, qu’est-ce qui se passe ? »

Je sens ses mains qui tentent de m’apaiser, mais des forces incroyables se sont mises en branle. Une tempête s’est déclenchée et je me sens ballotée comme un minuscule radeau sur un océan déchaîné. J’en oublierais presque de respirer.

D’ailleurs, je n’y arrive pratiquement plus !

 

J’ai mal partout. J’étends mes bras pour essayer de me raccrocher à… je ne sais pas quoi ! Mais ils battent dans le vide.

Mes pieds glissent ; je suis incapable de me retenir à quoi que ce soit.

Des voix inconnues résonnent dans mes oreilles. Une lumière vive transperce l’écran de mes paupières, me forçant à les serrer plus fort. Un air glacé s’engouffre dans mes poumons. Je hurle de terreur, de froid, de douleur…

« Maman ! »

 

Ma mère m’a quittée. Je ne la sens plus avec moi. Un grand vide se creuse dans mon cœur. Épuisée, je m’abandonne.

« Félicitations, Madame, dit alors quelqu’un. C’est une fille. »

 

Nous sommes le 23 août depuis trente minutes. Je viens de naître.

FIN

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